Carnet
Notice :
Peintre diariste, Ă partir de 1894, et jusquâĂ la fin de sa vie, George Daniel de Monfreid nâaura de cesse de rĂ©diger, de maniĂšre Ă©tonnamment assidue et rigoureuse, des agendas journaliers faisant Ă©tat, jour aprĂšs jour, du dĂ©roulement de sa journĂ©e, de ses rencontres, de ses dĂ©placements entre Paris et le Conflent mais Ă©galement, de ses entraĂźnements au dessin et de la progression de son travail de peinture, sculpture, gravure ou encore de dĂ©cor sur cĂ©ramique. Acquis par le MusĂ©e dâArt Hyacinthe Rigaud en 2020, ce fonds manuscrit unique nous plonge au cĆur de son quotidien et nous invite Ă un voyage atypique, au chĆur du XXĂšme siĂšcle.
En termes de structure et de composition, les agendas de Monfreid suivent un rythme rĂ©gulier et empruntent un format typique et rĂ©pĂ©titif. Les plus anciens ont une forme mixte, Ă la fois rĂ©digĂ©e et augmentĂ©e de croquis, pratique que Monfreid abandonnera aprĂšs 1899. Les agendas sont ainsi Ă dĂ©finir comme des carnets manuscrits, journaliers, intimes et personnels, Ă la fonction mĂ©morielle, retraçant le parcours de la vie dâun homme, avant de retracer celui de la vie dâun artiste.
Dâun point de vue rĂ©dactionnel, les journĂ©es se suivent et se ressemblent dans un rythme constant, rĂ©gulĂ© par ces allĂ©es et venues entre Paris et le Conflent. La caractĂ©ristique dĂ©terminante des agendas demeure dans la rĂ©pĂ©titivitĂ© de leurs formes. Ils commencent toujours par une mention concernant le mĂ©nage et se poursuivent, la plupart du temps, par des entraĂźnements au dessin puis par ses activitĂ©s artistiques aprĂšs le dĂ©jeuner.
Concernant la mise en page, celle-ci prend Ă©galement toujours la mĂȘme forme. Elle se compose dâun paragraphe de texte descriptif et se conclut systĂ©matiquement, en bas de page, par un suivi dĂ©taillĂ© de sa comptabilitĂ©. Dâailleurs, bien que nâapparaissant pas de prime abord comme dâintĂ©rĂȘt premier, ces comptes sont en rĂ©alitĂ© un suivi trĂšs prĂ©cis de la vie de Monfreid, et permettent notamment de retracer ces rĂ©ceptions de toiles ou ses ventes dâĆuvres de Gauguin.
Dâun point de vue historique, les agendas apportent un Ă©clairage transversal, Ă la fois sur lâĆuvre de Monfreid et sur le travail du cercle dâartistes gravitant autour de lui. Mais si les agendas retracent de maniĂšre factuelle les Ă©vĂ©nements qui se dĂ©roulent dans la vie de leur auteur, ils ne sâĂ©tendent jamais sur ses ressentis ou ses Ă©motions, aspects perceptibles de maniĂšre plus explicite dans ses Ă©changes Ă©pistolaires, notamment avec Louis Bausil, Ambroise Vollard ou Paul Gauguin.
Dâun point de vue technico-chronologique, ceux-ci nous Ă©clairent Ă la fois sur la datation de ces Ćuvres et sur les techniques quâil emploie, en mĂȘme temps quâils nous octroient la possibilitĂ© de les authentifier. Monfreid explique de maniĂšre systĂ©matique la maniĂšre dont il prĂ©pare ses toiles et les diffĂ©rents processus crĂ©atifs quâil met en place dans la rĂ©alisation de ses Ćuvres.
Puis, dâun point de vue personnel, les carnets rĂ©vĂšlent chez Monfreid un dĂ©sir quasi obsessionnel de toujours parfaire sa maĂźtrise du dessin. Ainsi, la personnalitĂ© de Monfreid se dĂ©lie dans ses carnets et dĂ©peint un portrait psychologique complexe. Miroir du doute perpĂ©tuel auquel il est enclin, les agendas rĂ©vĂšlent les prĂ©occupations de leur auteur et nous autorisent, en outre, Ă rĂ©flĂ©chir sur l'origine et le rĂŽle de l'Ă©crit personnel pour le peintre.
Enfin, dâun point de vue conceptuel et esthĂ©tique, Schinder Ă©crivait au sujet des carnets dâartistes, quâ« avant de tĂ©moigner dâune vie dâartiste, ils tĂ©moignent aussi dâune vie tout court, câest-dire de la maniĂšre dont elle se construit : lectures, confĂ©rences, expositions, interrogations, pensĂ©es par analogie, collages, schĂ©mas, citations, câest une vie intĂ©rieure qui est donnĂ©e Ă voir, avant mĂȘme dâĂȘtre la rĂ©sonance dâune vie dâartiste »[1]. Ainsi, les agendas de Monfreid rĂ©pondent Ă cette rĂ©flexion puisquâils constituent un apport considĂ©rable en termes dâapproche de son imaginaire crĂ©atif, de son goĂ»t artistique et de rĂ©ception des tendances de son Ă©poque[2]. Les carnets journaliers nous octroient la possibilitĂ© inĂ©dite dâapprĂ©hender lâunivers intime de Monfreid-diariste en mĂȘme temps quâils nous permettent de tenter de comprendre l'exigence de la formation dâune conscience crĂ©atrice sur une durĂ©e significative de 36 annĂ©es.
Ainsi, les agendas et la multiplicitĂ© des champs dâĂ©tudes dont ils ouvrent la voie, nous permettent de conclure Ă une concomitance analytique essentielle entre la peinture et l'Ă©criture intimiste, toutes deux assujetties au prĂ©sent, au fragment et a l'inachevĂ©.
Leur richesse pour lâhistoire de lâart a dâailleurs toujours suscitĂ© intĂ©rĂȘts et interrogations. A la mort de Monfreid, en 1929, les agendas sont transmis Ă sa fille, AgnĂšs Huc de Monfreid, propriĂ©taire du domaine de Saint-ClĂ©ment. Durant cette pĂ©riode, Yvonne Segalen, veuve de Victor Segalen et proche amie dâAgnĂšs Huc de Monfreid, lui rend visite Ă de nombreuses reprises pour les consulter et y relever des passages concernant son dĂ©funt mari[3]. En 1951, Jean Loize rĂ©alise une premiĂšre Ă©tude approfondie de lâĆuvre de Monfreid et dresse un inventaire dĂ©taillĂ© de son fonds dâatelier[4]. Loize fait Ă©tat de lâensemble des Ćuvres, objets, photographies et documents quâil retrouve dans lâatelier du peintre, vingt ans aprĂšs sa mort. Il mentionne et dĂ©crit notamment les carnets de 1896 Ă 1903 et de 1909[5]. La mĂȘme annĂ©e, Jean Loize expose les agendas dans sa galerie-librairie de Paris, au 47 rue Bonaparte [6]. En 1958, RenĂ© Puig rĂ©dige, dans la continuitĂ© du travail de Loize, une Ă©tude approfondie sâappuyant sur une confrontation de ressources documentaires[7]. Puis, Ă une date indĂ©terminĂ©e, entre 1962 et 1965, AgnĂšs Huc de Monfreid confie les carnets Ă Annie Joly-Segalen, fille de Victor et Yvonne Segalen[8]. Ce geste entraine une rupture dans la succession naturelle des Monfreid. Par la suite, dans les annĂ©es 1985-1990, Annie Joly-Segalen restitue les carnets Ă AmĂ©lie Dubarry, fille dâHenry et Armgart de Monfreid. AmĂ©lie Dubarry est la premiĂšre descendante de George Daniel de Monfreid Ă porter un vĂ©ritable intĂ©rĂȘt pour lâĆuvre de son aĂŻeul. Elle initie la prĂ©servation et lâĂ©tude de ce fond manuscrit en rĂ©alisant une transcription partielle des agendas sur microfilm, quâelle dĂ©pose au MusĂ©e dâOrsay, ainsi quâune copie en fac-similĂ©, quâelle conserve dans sa collection privĂ©e. En 1998, Annie Roux-Dessarps, documentaliste et apparentĂ©e Ă Monfreid, est chargĂ©e, sous la direction de dâIsabelle Cahn, conservatrice gĂ©nĂ©rale des peintures au musĂ©e d'Orsay, de rĂ©aliser un index des noms et faits marquants, Ă partir de la transcription dactylographiĂ©e dâAmĂ©lie Dubarry. Ce travail, dâabord motivĂ© par lâambition dâapprofondir la connaissance de lâĆuvre de Paul Gauguin, amorce une premiĂšre Ă©tape de rĂ©fĂ©rencement des donnĂ©es accessibles dans les carnets. En 1998, parallĂšlement Ă ce travail et Ă partir de la copie intĂ©grale en fac-similĂ©, Marie Claude Valaison, conservatrice du MusĂ©e dâart Hyacinthe Rigaud, rĂ©alise une Ă©tude de ce fonds, dans la perspective cette fois, dâenvisager les relations de George Daniel de Monfreid avec les peintres du Roussillon. Dans le cadre dâune exposition ouverte Ă Perpignan la mĂȘme annĂ©e, trois carnets de George Daniel sont exposĂ©s, pour les annĂ©es 1903, 1905 et 1907[9]. En 2016, Marc Latham, arriĂšre-petit-fils de Monfreid, rĂ©dige, Ă partir de lâĂ©tude des carnets, une biographie dĂ©taillĂ©e[10]. Enfin, le 3 dĂ©cembre 2020, une partie de ce fonds manuscrit de 96 agendas entre dans le patrimoine public, il est acquis par la ville de Perpignan pour le musĂ©e dâart Hyacinthe Rigaud. La copie dâAmĂ©lie Dubarry, a permis de complĂ©ter les annĂ©es manquantes de maniĂšre Ă reconstituer lâintĂ©gralitĂ© du fonds de 1896 Ă 1929.
Ce long processus de patrimonialisation, se concluant par une conservation des carnets en contexte musĂ©al, implique le franchissement dâun nouveau degrĂ© dâapprofondissement de leur Ă©tude. Dans une perspective de dĂ©veloppement et dâaccessibilitĂ© maximale, le MusĂ©e dâart Hyacinthe Rigaud a conduit un projet de numĂ©risation de lâensemble des agendas. Cette source documentaire est dĂ©sormais consultable et tĂ©lĂ©chargeable gratuitement sur le site du musĂ©e.
Ce programme de publication digitale, sâest dĂ©veloppĂ© en trois temps. La premiĂšre phase de conception du projet sâest organisĂ©e autour de la numĂ©risation de lâensemble des agendas, page aprĂšs page, puis par le stockage haute dĂ©finition de la totalitĂ© des fichiers. Les folios numĂ©risĂ©s ont permis une lecture compulsive des carnets qui a donnĂ© lieu Ă une premiĂšre retranscription sĂ©lective de plus de 4 000 citations marquantes, permettant dâĂ©tablir une concordance entre les Ă©crits et les Ćuvres de Monfreid. Cette source croisĂ©e avec lâindex de la documentions du musĂ©e dâOrsay, permet une recherche par mots-clĂ©s sur la plateforme de consultation. La sĂ©lection des travaux inclus et les conclusions exprimĂ©es sont basĂ©es sur les mises en parallĂšle et les opinions du comitĂ© de recherche musĂ©e dâArt Hyacinthe Rigaud. Le MusĂ©e se rĂ©serve le droit de modifier le catalogue et les concordances proposĂ©e si de nouvelles recherches justifient le rĂ©examen de ces conclusions Ă l'avenir.
Conçu comme un dispositif Ă©volutif de consultation et dâinvestigation, la plateforme Ă©laborĂ©e par le musĂ©e offre la possibilitĂ© inĂ©dite, au travers de plus de 10 000 pages autographes, de restituer le rĂ©cit dâune vie de crĂ©ation et de rencontres.
I. R.
[1] Schinder 2016.
[2] Le jeudi 16 septembre 1920, par exemple, il note : "Je pars vers 8h 1/2 et au mĂ©tro Bastille je rencontre Massoul qui, lui aussi va au Salon d'Automne. Je m'y trouve Ă cĂŽtĂ© de Frantz Jourdain avec qui nous luttons contre les cubistes et autres admirateurs d'Henri Rousseau "le douanier". ». Cette citation nous renseigne ainsi sur son goĂ»t artistique et son rejet des nouvelles tendances cubistes. FĂ©lix Massoul (1869-1942) cĂ©ramiste français. ; Frantz Jourdain (1847- 1935) : Ecrivain, critique dâart et architecte belge. ; Henri Rousseau (1844- 1910) : Peintre français, reprĂ©sentant majeur de lâart naĂŻf.
[3] Cette information nous a été transmise par les descendants de Monfreid.
[4] Loize 1951.
[5] Ibid, p. 100, n°200, 201 ; p. 107, n°259 ; p. 105, n° 239 ; p. 115, n°296 ; p. 117, n°318 ; p.136, n°374 ; p.169, n°685.
[6] Domergue 1951, p. 2 : « Cette exposition au musĂ©e dâArt moderne trouve un trĂšs remarquable prolongement dans celle qui vient dâĂȘtre ouverte Ă la librairie Jean Loize, rue Bonaparte, oĂč, par la prĂ©sence des carnets inĂ©dits de Monfreid, sâĂ©clairent non seulement de nombreux points obscurs de lâexistence de Gauguin, mais lâĂąme fraternelle du gentilhomme roussillonnais, lequel partagea, souvent, avec ses camarades peintres et poĂštes, pain et gĂźte. »
[7] Puig 1958.
[8] Cette information nous a été transmise par les descendants de Monfreid.
[9] 1998 Perpignan.
[10] Latham 2016.